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Charles Baudelaire, Sa Vie et son Oeuvre



LES FLEURS DU MAL



Cependant les poésies, l'oeuvre principale de Baudelaire, restaient inédites, au moins comme livre, car de nombreux extraits en avaient déjà paru dans les journaux & dans les revues. La publication en avait été souvent annoncée sous des titres divers. D'abord sur la couverture du Salon de 1846, sous le titre des Lesbiennes. Au même endroit se trouve annoncé le Catéchisme de la Femme aimée, livre qui n'a jamais été fait, & dont il n'a paru qu'un échantillon dans le Corsaire-Satan. En 1850, un journal d'éducation, le Magasin des Familles, publia deux pièces: le Châtiment de l'Orgueil & le Vin des honnêtes gens, avec cette annonce: - Ces deux morceaux inédits sont tirés d'un livre intitulé LES LIMBES, qui paraîtra très prochainement, & qui est destiné à représenter les agitations & les mélancolies de la jeunesse moderne.

Le titre de Fleurs du Mal, qui fut donné à Baudelaire par un ami, a été pris pour la première fois en tête d'un long extrait publié dans la Revue des Deux-Mondes, & accompagné d'une note prudente & timorée qui ressemblait à un désaveu ou à une excuse, & que Baudelaire garda longtemps sur le coeur.

Voici cette note qu'on peut être curieux de relire aujourd'hui:

«En publiant les vers qu'on va lire, nous croyons montrer une fois de plus combien l'esprit qui nous anime est favorable aux essais, aux tentatives dans les sens les plus divers. Ce qui nous paraît ici mériter l'intérêt, c'est l'expansion vive & curieuse, même dans sa violence, de quelques défaillances, de quelques douleurs morales que, sans les partager, ni les discuter, on doit tenir à connaître, comme un des signes de notre temps. Il nous semble d'ailleurs qu'il est des cas où la publicité n'est pas seulement un encouragement; où elle peut avoir l'influence d'un conseil utile, & appeler le vrai talent à se dégager, à se fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon.»

Ainsi donc, en publiant les vers de Baudelaire, la Revue des Deux-Mondes se flattait de travailler à son amendement & peut-être à sa pénitence. Elle espérait l'amener à correction, en lui faisant peur de sa propre image dans le miroir de ses pages. Quand donc les directeurs de Revue guériront-ils de cette illusion d'être des directeurs d'âmes & des professeurs de littérature? Et que penser encore de cette prétention de montrer un encouragement dans la publicité d'une Revue? Qui donc, aujourd'hui qu'il n'est plus, peut passer pour avoir le plus honoré l'autre, de la Revue des Deux-Mondes en publiant les vers de Baudelaire, ou de Baudelaire en donnant ses vers à la Revue des Deux-Mondes?

En 1857, un de nos amis se fit éditeur. Auguste P. Malassis, élève de l'École des Chartes en 1848, s'était mêlé au monde de la littérature & des journaux, & y avait noué connaissance avec quelques-uns des écrivains de son âge: Chennevières, Champfleury, Nadar, & particulièrement avec Baudelaire. La mort de son père, imprimeur à Alençon, lui fit quitter Paris pour aller prendre la direction des ateliers paternels, vieille maison quatre fois séculaire, & qui peut montrer des brevets signés de Marguerite de Valois. Au bout de deux ans, Malassis, esprit très-actif, commença à trouver trop de loisirs dans la vie de province. Ses presses, uniquement occupées par le journal du département & par les impressions de la préfecture, chômaient six mois de l'année. Il eut l'idée d'employer la morte-saison à l'impression d'ouvrages de son choix, anciens & modernes, où il pût mettre plus de goût & d'intérêt que n'en comporte la composition d'un -journal de province & d'actes administratifs.

Son coup d'essai, son prospectus fut cette charmante édition des Odes funambulesques, - je parle, bien entendu, de l'édition anonyme de 1857, - que les catalogues cotent actuellement au quadruple du prix d'origine, &où l'éditeur sut mettre l'élégance typographique en parfait accord avec le talent- du poëte.

En ce temps-là, on s'en souvient, après le hideux carnaval de la librairie à quatre sous, à deux sous, à un franc, un réveil de l'art typographique s'organisait dans les provinces. Perrin à Lyon, Herrissey à Évreux, d'autres encore à Lille & à Strasbourg, publiaient des livres confectionnés avec un goût un peu pédant peut-être, excessif comme toutes les réactions, mais que les amateurs adoptaient & s'habituaient à payer cher. Malassis se plaça à côté d'eux. Sans tomber dans les excès de l'archaïsme & de la typographie calligraphique, il fabriqua pour trois francs, pour quatre francs, pour deux francs, de jolis volumes, solidement imprimés sur bon papier, avec' titres en rouge & ornés de fleurons, d'initiales & de culs-de-lampe d'un bon choix. Plus tard, il y joignit des frontispices gravés par Braquemond; qui peut dater de ces premières relations avec Malassis cette résurrection de l'eau-forte, dont il a été le promoteur & dont il a recueilli la gloire. Ces petits livres ont fait leur chemin vers les bibliothèques soignées. Il y a aujourd'hui des collectionneurs d'éditions-Malassis, qui perdent le sommeil pour une plaquette qui leur manque. C'est aller bien loin dans le dilettantisme; mais, extravagance à part, on peut dire que ces éditions, sagement & honnêtement conditionnées, étaient bien selon le goût & le besoin du temps où elles parurent, suffisamment jolies & pas trop chères. On doit regretter aussi que l'éditeur n'ait pas su allier au sentiment de l'art qu'il avait à un haut degré, un peu de cet esprit positif du négociant qui assure la durée des entreprises. Il faut le regretter pour sa propre fortune & aussi pour les auteurs dont il avait formé sa clientèle, & qui n'oublieront jamais l'essor que pendant un moment il a donné à leurs travaux. Esprit très-lettré & érudit, Aug. Malassis aimait la littérature & s'y connaissait (pour son malheur, diront quelques-uns; pour son honneur, dis-je). On en peut juger par le catalogue de ses éditions & par la place qui y est donnée, à la forme suprême & par excellence, à la pure essence des littératures, à la poésie. En six ans, de 1857 à 1862, il a publié: - Les Odes funambulesques, les poésies complètes de Théodore de Banville, & les poésies complètes de Leconte de Lisle; les Poésies barbares, du même; deux éditions des Fleurs du Mal; les Émaux & Camées de Théophile Gautier; les poésies complètes de Sainte-Beuve; les Améthystes de Th. de Banville, & vingt autres recueils de poésies de différents auteurs anciens & modernes; auxquels s'adjoignent les Portraits du XVIIIe siècle de Charles Monselet; les Contes & les Lettres satiriques & critiques d'Hippolyte Babou; la vie d'Honoré de Balzac de Théophile Gautier; les Paradis artificiels de Charles Baudelaire; les Essais sur l'Epoque actuelle d'Émile Montégut; les Esquisses parisiennes &. la Mer de Nice de Théodore de Banville; les romans illustrés de Champfleury ;une suite de mémoires & de documents sur la Révolution française; une Histoire de la presse en huit volumes, &c., &c. Malassis serait peut-être riche aujourd'hui s'il avait profité des prix élevés qu'ont acquis ses éditions depuis qu'il a cessé d'être libraire.

Les Fleurs du Mal ont été publiées au commencement de l'été de 1857. Je retrouve parmi des notes de cette année des épreuves corrigées avec la ponctualité & la véhémence que Baudelaire apportait à cette opération. Malassis a conservé tout un dossier de ces épreuves, avec la correspondance à laquelle elles ont donné lieu, & qui serait curieuse à consulter aujourd'hui. On y verrait quelle importance Baudelaire attachait à l'exécution de ses oeuvres; importance proportionnelle aux soins qu'elles lui avaient coûté. Les Fleurs du Mal furent reçues dans le public lettré & artiste comme un livre attendu & dont les fragments déjà parus dans les journaux avaient excité une vive curiosité.

En parlant de ce livre, j'éviterais vainement un souvenir qui s'y attache indissolublement, celui du procès & de la condamnation qu'il a encourus. Ce procès causa à Baudelaire un étonnement naïf. Il ne pouvait comprendre, ainsi qu'il l'a écrit plus tard, qu'un ouvrage d'une si haute spiritualité pût être l'objet d'une poursuite judiciaire. Il se sentit blessé dans sa dignité de poète, d'écrivain respectueux de son art & de lui-même par cette accusation, dont les termes le confondaient avec qui, grands dieux! avec les misérables agents du vice & de la débauche, avec des orduriers, des cyniques, avec des propagateurs d'infamies.; car la loi n'a qu'un même mot pour caractériser les licences de l’art, les vertueuses indignations du poëte, & les méfaits de la crapule éhontée & débordée. Tout cela s'appelle indistinctement: attentats aux moeurs! Oui, si Juvénal & Dante lui-même revenaient au monde, & Michel-Ange, & Titien, ils iraient s'asseoir sur les mêmes bancs où comparaissent les profanateurs de la jeunesse & les colporteurs d'estampes licencieuses.

En sortant de cette audience, je demandai à Baudelaire étourdi de sa condamnation. - Vous vous attendiez à être acquitté?

- Acquitté! me dit-il, j'attendais qu'on me ferait réparation d'honneur.

Pour lui, ce procès ne fut jamais qu'un malentendu. Et nous-même, sans manquer au respect dû à la magistrature & à ses arrêts, ne pourrions-nous exprimer notre étonnement de cette assimilation d'un excès de littérature à une violence bestiales, d'une fantaisie artistique à un trafic clandestin? Dans un tel procès, ne semble-t-il pas que le premier devoir du tribunal dût être de se récuser & d'en référer à un mieux instruit? Quoi! dans un débat commercial, à propos d'une contestation de prix, ou de salaire, l'expertise serait de droit; & on ne l'invoquerait pas pour un délit relevant d'un art dont les juges ignorent les éléments? Une statue est apportée devant le tribunal: elle est nue; & dans nos climats la nudité est considérée comme indécente & coupable. Aussi les juges condamnent ou vont-ils condamner. Vient un artiste qui leur démontre que la statue est un chef-d'œuvre; qu'elle fait honneur au temps & au pays, & que sa place est dans un musée public, pour servir de modèle & d'enseignement à la jeunesse; & la statue, tout à l'heure réprouvée, est portée au Louvre, & son auteur récompensé & honoré. Que pourrait penser un tribunal de la Vénus couchée ou de la Danaë du Titien? Que dirait-il de la Léda de Michel-Ange, de l'Antiope de Corrége, des Néréides de Rubens, de l'Andromède de Puget? La loi à la main, il les déclarerait déshonnêtes & punissables.

De même, dans un poëme, le magistrat est frappé d'un mot cru qui le blesse; il est saisi dune expression forte qui fait image à son esprit; & il condamne. Que voulez-vous qu'il fasse? Il entend un infortuné s'écrier: - Dieu n'existe pas! Et il conclut que l'auteur est un impie. Où est le poëte-expert qui lui dira que ce cri n'est là que pour exprimer le délire d'un malheureux au désespoir; que telle image est admirable, que tel mot choquant est bien en sa place? qui lui expliquera ce que c'est que le relief & la couleur dans la phrase poétique-, ce que c'est que les privilèges & les droits de l'art; comment il importe à la dignité & à la logique des langues que de certaines propriétés, bannies par décence du langage usuel, soient maintenues & conservées dans le discours écrit, &c., &c., &c.?

Pour Baudelaire, l'expertise était toute faite. Les meilleures plumes, les esprits les plus graves avaient déjà plaidé pour lui. - «Nous le laissons sous la caution du Dante!» avait dit Édouard. Thierry en finissant son admirable feuilleton du Moniteur universel. D'autres articles, dont le procès commencé suspendit la publication, celui, entre autres, de Barbe y d'Aurevilly dans le Pays, avaient révélé, en le développant, le vrai sens du livre & caractérisé le génie du poëte. Ajoutons, pour l'exemple, que M. Paulin Limayrac, alors chargé de la critique littéraire au Constitutionnel, avait écrit, comme ab irato, un manifeste, où, tout en rendant justice au talent, il protestait contre les tendances du livre. Mais en apprenant que les Fleurs du Mal étaient poursuivies, M. Limayrac s'était souvenu qu'il avait été auteur & poëte, &, très-noblement, avait retiré son article.

Baudelaire ne fut pas défendu. Son avocat, homme de talent d'ailleurs, très-intelligent & très-dévoué, s'épuisa dans la discussion des mots incriminés, de leur valeur, de leur portée. C'était s’égarer. Sur ce terrain, qui était celui de l'accusation, on devait être battu. Pour vaincre, il fallait, ce me semble, transporter la défense dans des régions plus élevées. C'était le cas peut-être, si l'on me passe cette comparaison ambitieuse, de se souvenir du plaidoyer d'Hypérides, & d'enlever la bienveillance des juges en leur montrant au grand jour la beauté de l'oeuvre accusée.

«Qui donc; aurais-je dit d'abord, est cet homme que voici devant vous? Est-ce un de-ces écrivains sans conscience & sans vergogne, vivant au jour le jour & servant le public au gré de sa fantaisie & de son indiscrétion? Est-ce un étourdi se jetant dans le scandale par amour de la publicité? un impatient de l'obscurité cherchant le succès aux dépens de l'honneur & de la dignité? Non; c'est un homme mûri par l'étude & la méditation. Son nom ne se lit qu'en bon endroit; ses ambitions sont nobles; ses amitiés sont illustres. Ce n'est ni un pamphlétaire, ni un journaliste, ni un feuilletonnier; c'est un littérateur, & un littérateur dans la plus noble acception du mot, un poëte.»

Mais, avant tout, c'est un homme du meilleur monde. Le deuil qu'il porte, c'est celui de son beau-père, un officier général qui fut deux fois ambassadeur. Son père, professeur émérite, esprit lettré & artiste, était l'ami de tout ce qu'il y avait de distingué en son temps dans les lettres & dans les arts, & avait rempli des fonctions élevées de l'ordre administratif. Ses antécédents? C'est d'abord deux livres d'art, deux traités d'esthétique, dont l'un, le second, passe, au sentiment des meilleurs juges, pour un véritable catéchisme de peinture moderne. C'est ensuite une traduction laborieuse & méritoire des oeuvres du plus étrange & du plus étonnant génie du Nouveau-Monde, travail admirable, unique peut-être, qui a conquis l'approbation des deux nations, & où l'interprète a peut-être dépassé l'original. Sur le mérite de cet ouvrage, je pourrais citer témoignages sur témoignages; j'en ai les mains pleines; je n'en citerai qu'un seul, celui d'un journal anglais, qui dernièrement disait qu'Edgar Poë était heureux d'avoir trouvé à son service à la fois la science d'un linguiste & l'enthousiasme d'un poëte. Voilà par quels travaux mon client a préparé l'avénement de ce livre qu'on voudrait vous faire trouver coupable. Voilà les garants que nous avons de la noblesse de son esprit & de son amour pour les belles études.»

Puis, passant au livre lui-même, j'aurais dit - « A quoi bon éplucher un recueil de poëmes comme un pamphlet ou une brochure politique? Sommes-nous compétents, d'ailleurs? Avons-nous qualité pour décider de la valeur d'une oeuvre dont les mérites nous échappent'? Qui sait si un poëte émérite ne nous montrerait pas des beautés là où nous trouvons des délits? Ce que je sais, c'est que ce livre m'a ému, qu'il m'a transporté hors de moi-même dans des régions sereines & lumineuses où mon esprit n'était jamais monté; c'est que ces peintures, nettes & franches, cruelles même parfois, m'ont fait rougir des vices de mon temps, sans me faire jamais détester les coupables, car une pitié profonde circule à travers ces pages indignées d'un satiriste humain & charitable.»

Et là-dessus j'aurais ouvert le livre; & avec l'émotion du souvenir & de l'admiration reconnaissante, j'aurais récité, par exemple, les belles stances qui finissent la pièce intitulée: Bénédiction, & qui font un hymne si éloquent à la souffrance & à la résignation du poëte:

Vers le ciel où son œil voit un trône splendide,
Le poëte serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l'aspect des peuples furieux.

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés,
Et comme la meilleure & la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés!

Je sais que vous gardez une place au poëte
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l'invitez à l'éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre & les enfers;
Et qu' il faut, pour tresser ma couronne mystique,
Imposer tous les temps & tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Montés par votre main, ne pourraient pas suffire
A ce beau diadème éblouissant & clair.

Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis & plaintifs.

J'aurais lu encore cet admirable sonnet, l'Ennemi, qui est comme le testament même du poëte; j'aurais lu ce final fulgurant & tumultueux, - un final à la Beethowen - des Femmes damnées (descendez, descendez, lamentables victimes).

J'aurais lu ces pièces où palpite la sympathie pour les infortunés & les humbles, l'Ame du Vin, la Mort des pauvres. Puis, posant le livre, j'aurais dit: «- Est-ce assez beau? Est- ce assez beau, M. le procureur impérial? Et vous qui réclamez contre nous un «avertissement,» que ne pouvez-vous avertir tous les poëtes de l'empire d'avoir à nous donner souvent de pareils vers!»

«Et prenez garde, aurais-je ajouté. Ce règne sans doute est un grand règne. Il a l'éclat, il a la force; il a l'ambition de toutes les gloires. Il en est une cependant qui jusqu'ici lui résiste, celle qui perpétue les autres & dore d'un rayon durable le règne d'un Louis XIV & le règne d'un François Ier. Celle-là, c’est le poëte qui la donne. Ne découragez donc pas les poëtes. Vous en tenez un; gardez-vous de l'humilier.»

C'est ainsi que j'aurais parlé, fort de ma conscience et assuré du consentement de tous. Et si, par ces franches paroles, je n'avais pas emporté l'acquittement de mon client, j'aurais eu du moins la satisfaction de le défendre sur son terrain & sans le faire descendre de son rang.

J'ai dit que Baudelaire n'avait pas été défendu: il l'a été cependant. Sa meilleure défense fut la contenance embarrassée du ministère public. En apprenant le nom du magistrat distingué qui devait soutenir l'accusation, les amis de Baudelaire avaient pris confiance. Le souvenir récent d'un procès fameux, où le jeune substitut s'était élevé très-haut, leur faisait espérer qu'ayant affaire à un poëte, il se départirait des minuties de l'enquête & de la roideur du réquisitoire. On s'attendait à le voir planer & se maintenir à la hauteur d'un procès poétique. En l'entendant, il nous fallut rabattre un peu de cet espoir. Au lieu de généraliser la cause & de s'en tenir à des considérations de haute morale, M. P*** s'acharna sur des mots, sur des images; il proposa des équivoques, des sens mystérieux auxquels l'auteur n'avait pas songé, atténuant ses sévérités par des protestations d'indulgence naïve: - «Mon Dieu! je ne demande pas la tête de M. Baudelaire! je demande un avertissement seulement....»

Un avertissement? Et n'était-ce pas le plus dur qu'on pût trouver que cette comparution sur ces bancs infâmes où s'étaient assis avant lui des malfaiteurs, des filous, des filles publiques, des marchands de photographies obscènes? Quoi! Il était là ce poëte, cet honnête homme, essuyant avec son habit cette poussière immonde! & ce n'était pas assez pour vous?

On se rappelle quelle fut l'issue du procès. On écarta le grief d'outrage à la morale religieuse, & six pièces furent retranchées de ce volume qui en contenait cent. Un illustre académicien, fort attentif au débat, faisait remarquer au condamné les termes du considérant: - Attendu que si le poëte... . «- Notez bien ce mot, disait-il. Point d'accusé; le poëte!.... le poëte ! Tout est là!»

Il triomphait de cette nuance. Baudelaire, lui, ne triomphait pas du tout. Pourtant, il ne fit point appel. Peut-être, après cette première épreuve, n'espérait-il pas un succès plus heureux devant une autre juridiction; & peut-être sentait-il que la justice se dégagerait d'autant moins envers lui qu'elle manquait des lumières nécessaires pour le bien juger.

J'ai déjà dit quelles étaient ses impressions en sortant de l'audience. Ce procès lui resta sur le coeur comme un affront.

Lorsque, plus tard, après le succès de la seconde édition du livre, l'éditeur en voulut donner une troisième, plus ornée & faite à plus grands frais que les précédentes, Baudelaire eut la tentation de s'expliquer devant le public. On a retrouvé dans ses cartons trois projets de préface, ébauchés dans des tons différents. Tous trois accusent la lassitude, le dégoût de critiques injustes, un abandon de soi-même & de tout, qui fait peine, si l'on longe que sans doute le mal envahissant y avait part; car ces courtes ébauches, incomplètes & inconséquentes nous sont revenues de Bruxelles. «S'il y a,» est-il dit, «quelque gloire à n'être pas compris, ou à ne l'être que très-peu, l'auteur de ce petit livre peut se vanter de l'avoir acquise & méritée d'un seul coup. Offert plusieurs fois à divers éditeurs qui le repoussèrent avec horreur, poursuivi & mutilé en 1857 par suite d'un malentendu fort bizarre, lentement rajeuni (?), accru & fortifié pendant quelques années de silence, disparu de nouveau grâce à mon insouciance, ce produit de la Muse des derniers jours, encore avivé par quelques nouvelles touches violentes, ose affronter encore aujourd'hui, pour la troisième fois, le soleil de la sottise.... «Ce livre restera sur toute votre vie comme une tache,» me prédisait dès le commencement un de mes amis. En effet, toutes mes mésaventures lui ont jusqu'à présent donné raison. Mais j'ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine & qui se glorifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme l'eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie & un assassin.» Ces derniers mots donnent la clef des inconséquences dont s'indignaient les simples, & qui n'étaient que forfanteries & mystifications.

Ce qui lui tenait le plus au coeur, c'était le «malentendu» qui lui avait fait attribuer par bon nombre de gens les vices & les crimes qu'il avait dépeints ou analysés. Autant vaudrait accuser de régicide un peintre qui aurait représenté la mort de Céfar. N'ai-je pas entendu moi-même un brave homme porter sérieusement au décompte des mérites de Baudelaire le fait d'avoir maltraité un pauvre vitrier qui n'avait pas de verres de couleur à lui vendre? Le naïf lecteur de journaux avait pris au positif la fable du Vitrier dans les Poëmes en prose ! Combien d'autres ont tout aussi logiquement accusé l'auteur des Fleurs du mal de férocité, de blasphème, de dépravation & d'hypocrisie religieuse! Ces accusations, qui l'amusaient lorsqu'elles lui étaient jetées directement dans la discussion par un adversaire irrité & dupe de ses artifices de rhétorique, avaient fini par le lasser lorsqu'il s'était vu composer une légende d'abomination. Il avait été choqué, lors du procès, de trouver si peu d'intelligence ou de bonne foi chez de certains juges de la presse, les uns myopes, les autres tartufes de vertu. Aussi, dans les trois ébauches dont nous parlons; le projet de se disculper est-il aussitôt retiré qu'annoncé. «Peut-être, dit-il, le ferai-je un jour pour quelques-uns & à une dizaine d'exemplaires» Et encore ce projet ainsi amendé & restreint dans son exécution lui parait-il bientôt superflu. «A quoi bon?.... Puisque ceux dont l'opinion m'importe m'ont déjà compris, & que les autres ne comprendront jamais?»

Ce qu'on peut regretter le plus de ce projet abandonné, c'est l'exposition que Baudelaire avait voulu faire de sa méthode & de sa doctrine poétiques. Cette partie, dont le développement eût été si intéressant, gît à l'état de sommaire ou d'enoncé, en quelques lignes, sur un simple feuillet de papier:

Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l'âme humaine que ne l’indique aucune théorie classique;

Que la poésie française possède, comme les langues latine & anglaise, une prosodie mystérieuse -& méconnue;

Pourquoi tout poëte qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes, est incapable d'exprimer une idée quelconque; Que la phrase poétique peut imiter (& par là elle touche à l'art musical & à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante; qu'elle peut monter à pic vers le ciel sans s'essouffler, ou descendre perpendiculairement vers l'enfer avec la vélocité de toute pesanteur; qu'elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zig-zag, en figurant une série d'angles superposés;

Que la poésie se rattache aux arts de la peinture, de la cuisine & du cosmétique par la possibilité d'exprimer toute sensation de suavité ou d'amertume, de béatitude ou d'horreur, par l'accouplement de tel substantif avec tel adjectif analogue ou contraire.

Ici revient, comme application de ses principes, la prétention d'enseigner à tous venants, & en vingt leçons, l'art d'écrire convenablement une tragédie ou un poëme épique.

«Je me propose, ajoute Baudelaire, pour vérifier de nouveau l'excellence de ma méthode, de l'appliquer prochainement à la célébration des jouissances de la dévotion & des ivresses de la gloire militaire, bien que je ne les aie jamais connues... .»

Essaierons-nous à notre tour cette justification à laquelle Baudelaire avait renoncé par fatigue & par ennui?

Assurément ce n'est pas le courage qui nous manquerait, & les éléments ne nous feraient pas défaut. Si nous ne l'entreprenons point, c'est qu'il nous semble que ce n'en est plus la peine. Les Fleurs du mal ont gagné leur procès en appel au tribunal de la littérature & de l'opinion publique. Les magnifiques plaidoyers de Théophile Gautier, les approbations, tant publiques que particulières, des maîtres de la poésie contemporaine, de Victor Hugo, de Sainte-Beuve, d'Émile Deschamps, &c., &c., ont effacé jusqu'au souvenir de ce «malentendu,» dont notre ami avait été si vivement choqué. Reste le livre, déformais serein & inattaquable, & dont les blessures ont été richement réparées par de nouvelles pousses. Livre, sinon classique, du moins classé, les Fleurs du mal n'ont plus besoin d'être défendues.

Charles Asselineau

— Litteratura


Le siècle de Baudelaire



André Guyaux procure, dans cet épais volume, une importante étude de la réception de Baudelaire depuis la publication en 1855 des premiers poèmes des Fleurs du mal jusqu’à 1905. Il complète très avantageusement les études proposées par William T. Bandy et Claude Pichois sur la réception de Baudelaire par ses contemporains. Cette étude ancienne et incomplète appelait à être reprise. Bandy et Pichois avait, en effet, privilégié une lecture biographique de leur sélection et tâcher de reconstituer un Baudelaire à travers le témoignage de ses contemporains. La démarche adoptée par A. Guyaux est tout autre puisque son étude porte essentiellement sur les différentes lectures qui ont été faites des Fleurs du Mal et sur leur évolution au cours du temps. Il s’agit donc bien précisément d’une étude de la réception de Baudelaire, ou comme le dit A. Guyaux, une étude de sa «fortune». À cet égard, la posture critique de remise en contexte adoptée par l’auteur, lui permet de corriger certaines idées reçues et d’approcher l’idée que se faisaient de Baudelaire et de sa poésie, ses contemporains et la génération qui suivit.

A. Guyaux identifie quatre moments centraux dans l’histoire de la réception de Baudelaire, qui sont autant d’étapes vers la proclamation en 1924 par Valéry d’un «Baudelaire au comble de la gloire» : il distingue, tout d’abord, «le moment des amis» avec Asselineau, Barbey d’Aurevilly, Dulamond et Thierry qui se font les premiers avocats du poète lors du procès en 1857, puis voit «le moment des poètes» lors de la deuxième publication des Fleurs du Mal en 1861. Vient ensuite « le moment de la jeunesse» au cours des années 1870­­‑1880 où le recueil des Fleurs du Mal forme la lecture de prédilection pour les jeunes Verlaine, Rimbaud, Bourget, Huysmans ou Barrès. Enfin «le moment de l’Université», à partir de 1917, coïncide avec la véritable réhabilitation de Baudelaire dans l’opinion intellectuelle ; dès lors, Baudelaire n’est guère plus discuté. Paul Souday écrit, d’ailleurs, en juillet 1917, qu’on assiste «depuis trente ans» à «l’apothéose Baudelaire». Cette apothéose se confirmera au cours du XXe siècle, comme l’esquisse A. Guyaux, puisque Baudelaire sera consacré, à compter de cette date et avec Victor Hugo, comme le «plus grand poète français».

Ce volume se compose de trois parties: une importance préface de près de cent trente pages, suivie de 125 textes qui retracent l’histoire de la réception des Fleurs du Mal depuis la publication des premiers poèmes des Fleurs du Mal dans la Revue des deux mondes en 1855 jusqu’à 1905. Enfin, une dernière section du livre rassemble les notices sur les auteurs réunis dans la partie précédente. Nous pourrions regretter la délimitation chronologique. La date retenue de 1905 ne semble pas réellement motivée; 1917 paraissait être une borne plus centrale et plus décisive: il s’agit, en effet, de la date d’entrée des Fleurs du mal dans le domaine public, contemporaine de la reconnaissance unanime de l’œuvre de Baudelaire. Néanmoins la masse considérable de documents supplémentaires aurait sans doute rendu l’ouvrage beaucoup trop volumineux et nous aurait privés de ce très pratique outil de travail.

La réception des Fleurs du Mal de 1855 jusqu’au procès de 1857 est avant tout une histoire de journaux. Baudelaire publie, en effet, dix-huit poèmes dans la Revue des deux mondes, avant de se voir immédiatement pourfendu par un journaliste du Figaro. A. Guyaux rappelle, à ce sujet, la «dépendance écœurée» que Baudelaire eut à l’égard des journaux, qui furent à la fois l’un de ses principaux relais et ses principaux détracteurs. Le Figaro en est un parfait exemple: entre 1855 et 1857, ce journal, par ses attaques répétées et sa campagne de condamnation souvent injurieuse, se trouve être sans nul doute à l’origine du procès pour atteinte aux bonnes mœurs intenté au poète pour les Fleurs du Mal. Or, à partir de 1863, le même journal est disposé à publier quelques poèmes du Spleen de Paris et le Peintre de la vie moderne. Le Figaro, «journal non politique» comme il se déclare lui-même au cours des années 1850, dispose en réalité d’un puissant rôle politique. Se faisant le relais des «brèves» et des «échos», le Figaro donnait à ses lecteurs le sentiment d’une liberté de ton et de paroles, bienvenue aux yeux du régime impérial. La campagne lancée par une poignée de journaliste (Goudall, Bourdin et Habans) offrait à la «police des mœurs» un procès en perspective de premier ordre. Le tribunal retiendra contre Baudelaire le prétendu «réalisme» des Fleurs du Mal, même s’il est impossible d’établir que le mot même de «réalisme» fut prononcé lors du réquisitoire. A. Guyaux montre combien la question du réalisme des Fleurs du Mal pose de problèmes. Si Baudelaire s’en est toujours vivement défendu, il paraît entretenir le malentendu par le goût qu’il a de l’ekphrasis. Ses détracteurs l’ont confiné dans un «réalisme grossier», quand Baudelaire ne faisait que suivre l’inflexion réaliste d’une certaine poésie romantique (que l’on retrouve chez Gautier ou Sainte-Beuve) et prendre ses distances d’avec le réalisme de Champfleury.

Baudelaire a d’ailleurs reproché à Nadar de l’avoir fait passer pour «le Prince des Charognes» et d’avoir ainsi renforcé sa réputation de «réaliste». Ce poème est, au regard de la réception des Fleurs du Mal, le poème que le public associe le plus généralement à la poésie de Baudelaire. Il va concentrer rapidement aussi bien les attaques contre Baudelaire qui y voient la parfaite illustration du «réalisme grossier» des Fleurs du Mal que les éloges qui lui sont faits. Comme le souligne A. Guyaux, «une charogne» devient «le texte canonique du désaccord entre la lecture idéaliste et la lecture réaliste des Fleurs du Mal»: s’opposent ainsi les lectures de Pontmartin, Weiss et de Brunetière à celle de Barbey, Verlaine et de Bloy. «Toute une tradition fait donc de “Une charogne” la figure de proue de l’esthétique baudelairienne, pour le meilleur et pour le pire»; ce poème réunissant les tenants du «dégoût» et de «la littérature brutale» et ceux qui admirent la dimension baroque de la poésie de Baudelaire et sa faculté à révéler la poésie partout où elle se retrouve, dans le beau comme dans le laid.

À cette image de poète réaliste et brutal, sont venues se superposer diverses mystifications et légendes autour de sa personnalité. Baudelaire est apparu, aux yeux de ses contemporains, comme une figure étrange, que certains ont accusés et mis à distance (le Figaro, Scherer, Brunetière) et que d’autres ont essayé d’atténuer. Les facéties de Baudelaire ont donné lieu à de nombreux commentaires et se sont souvent retournés contre lui. Ses détracteurs firent alors de lui «un excentrique laborieux», qui «joue à l’original par défaut d’originalité». Brunetière, quelques vingt ans plus tard, voyait encore en Baudelaire «un poseur».

Selon A. Guyaux, il n’existerait pas de mythe Baudelaire, mais un complexe d’idées reçues, de légendes et d’anecdotes, que Baudelaire aurait pour partie entretenues ou provoquées.

S’intéresser à la «fortune» de Baudelaire revenait nécessairement à s’interroger sur la question de l’influence littéraire de Baudelaire et sur l’existence éventuelle d’une école Baudelaire. Dans une lettre adressée à sa mère9, le poète évoque déjà en mars 1866 une «école Baudelaire», mais s’empresse de dénoncer le magistère qu’on lui attribue. Cette question a néanmoins suscité la curiosité de Baudelaire, comme en témoignent les échanges épistoliers avec Sainte-Beuve, lequel voyait en lui un «oracle» pour la génération des jeunes poètes. En réalité, les premiers contours de cette école s’esquissent au début des années 1860, lorsque Baudelaire se mêle aux cercles d’avant-garde. A. Guyaux voit dans les Parnassiens les premiers baudelairiens, mais constate toutefois, que cette influence s’est estompée et n’est plus aussi vigoureuse à l’époque du second Parnasse.

Néanmoins, comme l’a fait remarquer Valéry, «Ni Verlaine, ni Mallarmé, ni Rimbaud n’eussent été ce qu’ils furent sans la lecture qu’ils firent des Fleurs du Mal à l’âge décisif», même s’ils ont su, chacun à leur manière, s’en dégager par la suite. Comme en témoignent ces illustres exemples et la bonne place qu’occupe Les Fleurs du Mal dans la bibliothèque de Des Esseintes dans À rebours, Baudelaire, même s’il récusait toute forme de paternité, fut «une lecture de l’éveil littéraire» pour de nombreux écrivains. Mais comme Stendhal, Baudelaire connaîtra la consécration littéraire avec la génération de 1880 puis avec l’école symboliste (Moréas et Ghil en font, à ce titre, un «premier terrible Maître») et les décadents.

Ce mouvement fait clairement de Baudelaire un précurseur décisif. Paul Bourget est le premier à voir et à faire de Baudelaire le poète de la génération décadente orchestrant leurs états d’âme. Huysmans le suit en publiant À rebours, puis vient le tour de Barrès avec Taches d’encre. «L’esprit décadent s’éveille, ou se réveille, dans le baudelairisme décadent». Ces auteurs ont l’intuition d’un autre Baudelaire, celui dont la névrose serait le reflet des inquiétudes fin-de-siècle. La publication des Œuvres posthumes renforcent aux yeux de cette génération le sentiment d’une philosophie réfractaire et désillusionnée. Barbey d’Aurevilly, quelques quarante années plus tôt, suggérait déjà un parallèle entre le génie d’Edgar Poe et l’esprit de décadence, historiquement lié à la décadence romaine, puis définissait le talent de Baudelaire comme «une fleur du mal venue dans les serres chaudes de la Décadence». Baudelaire avait toutefois évoqué, en 1857, dans sa préface aux Nouvelles Histoires extraordinaires, la «littérature de décadence» et refusait de la définir comme une littérature fin-de-siècle, comme une littérature à l’agonie. Il préférait la penser comme une relance, comme ce qui prend le relais de ce qui s’achève — et, donc, comme ce qui re-commence. Par cette définition, il prenait, sans le savoir, ses distances avec ceux qu’il allait influencer.

Cette ascendance est, d’ailleurs, à nuancer : certains critiques ont vu dans le baudelairisme des années 1880 une catharsis narcissique, et ont considéré les jeunes artistes qui aimaient Baudelaire comme des personnes «qui s’aiment eux-mêmes» et qui voient, dans les Fleurs du Mal, «un reflet de leurs “spleens”, une approbation de leur mélancolie». On peut ainsi douter dans une certaine mesure de l’influence réelle de Baudelaire sur la poésie et les poètes de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle. Si elle est bien indiscutable, son appréciation s’avère plus difficile. Outre Reverdy, Jouve et Bonnefoy, il n’est pas évident de trouver au XXe siècle d’autres manifestations du baudelairisme. Baudelaire serait ainsi davantage «l’héritier et le purificateur du romantisme» que «l’initiateur d’un ordre poétique nouveau». A. Guyaux de conclure: «l’influence de Baudelaire est considérable, mais on ne sait pas trop bien en quoi elle consiste».

L’association de Baudelaire au décadentisme permit, en tous les cas, aux antibaudelairiens de se rassembler. Si l’on reproche, depuis le début, au poète son absence d’idées (cette critique revient sous la plume de Scherer, Brunetière ou Desjardins), le critère politique s’avère rétrospectivement plus rassembleur: depuis les laïcs républicains jusqu’aux légitimistes, les mêmes griefs de «démoralisateur» et d’esprit de négation reviennent régulièrement. Ces arguments vont même s’adapter au fil du temps, puisqu’après «Une charogne» ou «Lesbos» qui furent jugés malsains par les contemporains de Baudelaire, ce seront surtout les aphorismes antifraternitaires de Mon cœur mis à nu qui retiendront l’attention des antibaudelairiens du XXe siècle.

A. Guyaux fait ainsi de l’antibaudelairisme «un phénomène tentaculaire, qui n’affecte pas exclusivement les individus et les milieux obtus». Il faut, toutefois, faire place à un certain relativisme; dans le tableau de la première réception de Baudelaire, les antibaudelairiens se sont exprimés majoritairement, les premiers admirateurs semblant avoir été intimidés par l’importance des réactions. Ces admirateurs formaient un groupuscule solidement uni autour du poète; cette allégeance se définit alors comme l’un des fondements du baudelairisme. Mais cette réputation de poètes pour initiés se retournera rapidement contre Baudelaire et deviendra l’un des ferments de l’antibaudelairisme : à chaque publication, y compris celle des Œuvres posthumes, le même reproche revient: Baudelaire ne s’adresserait qu’aux siens.

Au-delà de la question religieuse qui n’a guère soulevé de débats, le puritanisme est, selon A. Guyaux, la «clef de l’antibaudelairisme». La «police morale» du Second empire ne s’y est pas trompée : le satanisme baudelairien est moins gênant que son exaltation des libidos non conventionnelles et du sadisme.

André Guyaux rassemble ainsi dans ce volume 125 textes qui ont compté dans la réception de Baudelaire depuis la publication de dix-huit poèmes publiés sous le titre de Fleurs du Mal en 1855 jusqu’à 1905. Cette collection de textes est un outil de première importance dans les études baudelairiennes, puisqu’elle permet de retrouver des textes connus, mais difficiles d’accès, comme le réquisitoire du procureur Pinard, les lettres de Sainte-Beuve que Proust a tant commentées ou bien encore l’article de Barbey d’Aurevilly, imprimé par Baudelaire dans le petit recueil d’Articles justificatifs, et qui a contribué sans nul doute à instiller le doute dans l’esprit du procureur. Mais le plus intéressant réside certainement dans les autres articles, les moins connus. On y peut déceler nettement, dans la présentation chronologique qu’en propose A. Guyaux, l’évolution de la réception de Baudelaire. On assiste au déplacement sensible des griefs qui lui sont adressées, depuis le manque d’idées jusqu’à l’amoralité. L’antibaudelairisme semble au fil des années se rassembler autour d’attaques communes et consensuelles, et structurer.

On constate également, et avec un certain amusement, combien, rétrospectivement, la césure entre baudelairiens et antibaudelairiens correspond, à peu de choses près, à une certaine césure littéraire: d’un côté, Barbey d’Aurevilly, Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Verlaine, Mallarmé, Huysmans, Bourget, Nietzsche et Proust, d’un autre les trois journalistes du Figaro (Goudall, Habans et Bourdin) suivis d’éminents représentants de l’Université (Brunetière, Lanson, Faguet) et quelques écrivains «prosélytes d’une tradition mal comprise» (Pontmartin, Scherer, Vallès et Zola). Cette liste semble confirmer également après coup l’aphorisme de Baudelaire, selon lequel «il n’y a que les poètes pour bien comprendre les poètes». Si ceux-ci n’ont toutefois pas été les premiers à prendre la défense des Fleurs du Mal en 1857, ils se sont nettement mobilisés lors de la deuxième publication en 1861. Ce sont alors Banville, Leconte de Lisle, Gautier, Swinburne, Mallarmé puis Verlaine qui publieront une défense de Baudelaire. Cette congrégation des poètes fonde, en fin de compte, la véritable tradition baudelairienne.

On a enfin le plaisir de découvrir une série de textes, pour beaucoup encore inédits, proposant de pénétrantes lectures des Fleurs du Mal, comme l’article de Nicolas Sazonov, «Un vrai poète et un poète parisien» ou celui de Swinburne, «Charles Baudelaire: Les Fleurs du Mal».

Dans une dernière section, A. Guyaux présente une notice pour chacun des auteurs figurant dans l’anthologie. Si le fait d’avoir séparé texte et notice sur l’auteur ne facilite pas l’usage de cette anthologie, cette partie n’en est pas moins extrêmement pertinente et utile. A. Guyaux propose pour chacun d’entre eux une synthèse de leur relation avec Baudelaire ou les Fleurs du Mal. Lorsqu’elle existe, A. Guyaux assortit la notice d’une bibliographie sur la question. Les plus importantes d’entre elles (Asselineau, Bourget, Brunetière, Champfleury, Gautier, Huysmans, Laforgue, Proust, Sainte-Beuve) se donnent même à lire comme de courtes biographies littéraires, dans lesquelles se dessine l’histoire d’une lecture.

C’est peu dire que cet ouvrage vient combler une lacune dans la bibliographie baudelairienne. Les études de réception ne répondent pas toujours aux promesses faites par ses fondateurs (dont Jauss notamment) et ne mettent pas toujours en valeur la richesse de cette école de critique; aussi le champ de cette critique reste-t-il encore très vaste. L’ouvrage d’André Guyaux en propose une belle illustration et ouvre des possibilités de recherches certaines.

Matthieu Vernet

— Fabula





















































Baudelaire Poemas prohibidos